SÉANCE
du mercredi 4 mai 2011
98e séance de la session ordinaire 2010-2011
présidence de M. Jean-Léonce Dupont,vice-président
Secrétaires : Mme Christiane Demontès, M. Jean-Paul Virapoullé.
La séance est ouverte à 14 h 30.
Le procès-verbal de la précédente séance, constitué par le compte rendu analytique, est adopté sous les réserves d'usage.
GÉNOCIDE ARMÉNIEN
M. le président. - L'ordre du jour appelle la discussion de la proposition de loi tendant à réprimer la contestation de l'existence du génocide arménien.
Discussion générale
M. Serge Lagauche, auteur de la proposition de loi. - Le 13 mai 1998, le groupe socialiste de l'Assemblée nationale déposait une proposition de loi tendant à la reconnaissance du génocide arménien de 1915. Ainsi commençait le parcours chaotique de la loi de 2001.
La paix ne peut s'établir sur la négation de ce qui eut lieu. Il fallut la pugnacité de MM. Gaudin et Piras pour que le 7 novembre 2000 fut adoptée une proposition de loi, identique à la proposition de loi de l'Assemblée nationale, sur demande de discussion immédiate.
Le 29 janvier 2001, la France reconnaissait donc officiellement le génocide arménien de 1915.
Déjà à l'époque les parlementaires étaient accusés de se substituer aux historiens ; déjà à l'époque la Turquie menaçait la France de rétorsions.
Le 18 juin 1987, le Parlement européen affirmait que les événements subis par les Arméniens entre 1915 et 1917 étaient assimilables à un génocide au sens défini par l'ONU en 1948. Il ajoutait toutefois que la Turquie actuelle ne saurait être tenue pour responsable de ce crime.
La loi française du 29 janvier 2001 n'est pas une anomalie législative : nombre d'États en ont adopté une analogue.
En 1915, près d'1,5 million d'Arméniens furent assassinés par le gouvernement Jeunes-Turcs. Malgré les innombrables preuves, la Turquie refuse d'ouvrir les yeux sur son passé. Elle s'est ainsi enfermée dans un négationnisme d'État et fait pression sur ceux qui voulaient reconnaître ce génocide. Les États-Unis en 2007, pour conserver l'accès à leurs bases militaires, ont accepté cette forme de chantage, qui s'exerce aussi sur la France, si l'on en croit les propos qu'a tenus le ministre d'État de Turquie chargé de la négociation pour l'adhésion à l'Union européenne devant nos commissions, la semaine dernière.
Le peuple turc commence à s'éveiller de cette longue ignorance. Le journaliste Hran Dink, qui voulait faire prendre conscience à ses concitoyens turcs de cette réalité de son passé, a été assassiné par un jeune extrémiste -qui n'a pas été condamné. Mais il faut signaler que 200 000 personnes ont manifesté par solidarité avec le journaliste et les Arméniens.
Les sites promouvant le négationnisme pullulent sur internet, soutenus dans les milieux d'extrême-droite. Récemment encore, était distribué au Salon du livre un ouvrage officiel dont chaque page s'emploie à nier le génocide.
La loi de 2001 reste déclarative. Il faut pouvoir sanctionner la négation du génocide. Notre proposition de loi est identique à celle que l'Assemblée nationale a adoptée il y a cinq ans. Mme Aubry a souhaité que le groupe socialiste au Sénat la reprenne à son compte. Tolérer le négationnisme, c'est assassiner une nouvelle fois les victimes, pour reprendre un mot d'Elie Wiesel.
Alors que la France a reconnu tant le génocide arménien que la Shoah, la loi ne punit que la négation de la Shoah, pas celle du génocide arménien. Cette différenciation est injustifiable ; notre proposition de loi la supprime.
La commission des lois craint que ce texte ne compromette les relations entre la Turquie et l'Arménie. Mais le protocole de Zurich est au point mort et la question du Haut-Karabagh a été instrumentalisée aux dépens du rapprochement arméno-turc.
Mme Nathalie Goulet. - Allons !
M. Serge Lagauche, auteur de la proposition de loi. - La loi de 2001 a tranché le débat sur les relations entre la loi et l'Histoire ; cette proposition de loi ne fait qu'en tirer les conséquences.
Inconstitutionnelle, cette proposition de loi ? L'Arménie ne peut soumettre la question au TPI sans l'accord de la Turquie ! En quoi serait-il inconstitutionnel de sanctionner la négation d'un génocide qu'aucun historien ne met en doute ? Les juges sauront appliquer notre texte ! Quant à l'atteinte à la liberté d'expression et d'opinion, le rapport du président Hyest est léger dans son argumentation sur la Déclaration des droits de l'homme. Le négationnisme n'est pas une opinion. Il n'y a pas d'anti-arménisme comparable à l'antisémitisme ? Mais la loi Gayssot a une portée bien plus large que ce qu'il veut laisser entendre.
Le président Sarkozy a garanti qu'il ne s'opposerait pas à une telle proposition de loi et qu'il laisserait le Sénat libre de son vote. Que soit pénalement sanctionnée la négation de la Shoah n'a jamais paralysé le travail des historiens.
Un État aussi grand que la Turquie ne peut s'affaiblir en regardant son histoire en face. Avec l'adoption de cette proposition de loi, serait supprimée la concurrence malsaine entre deux génocides. (Applaudissements sur certains bancs à gauche)
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. - Cette discussion n'est pas facile... Il est plus aisé de répondre à la passion qu'à un raisonnement juridique. Ce débat porte tant d'émotions qu'une discussion juridique sereine est difficile. Légère, l'analyse de la commission ? Trop d'échotiers ignorent le droit et l'article 1382 du code civil...
La France a officiellement reconnu le génocide arménien par la loi du 29 janvier 2001. D'autres pays l'ont fait par voie de résolution, ce que la réforme constitutionnelle de 2008 rend désormais possible en France.
La commission des lois estime que cette proposition pose de vraies difficultés constitutionnelles. Elle ne nie certes pas l'existence de ce génocide. Celui-ci est une réalité historique largement reconnue. En 1915, le gouvernement a décidé de déporter les Arméniens vers les déserts de Syrie et d'Iraq. Les deux tiers d'entre eux y auraient laissé la vie. Mais ce n'est qu'en 1946, à Nuremberg, qu'est définie la notion de crime contre l'humanité et en 1948 celle de génocide. Ces crimes prennent la qualification de « génocide » ou de « crimes contre l'humanité » quand est avérée l'existence d'un plan concerté. Rétroactivement, cette qualification peut être appliquée à l'action du gouvernement turc contre les Arméniens, en 1915, qui visait davantage à homogénéiser la population d'Anatolie qu'à combattre, comme allégué, une cinquième colonne.
Suivant l'exemple donné par une quinzaine de parlements étrangers, le Parlement européen, le Conseil de l'Europe, la France, a officiellement reconnu le génocide arménien en 2001. Seule la négation de la Shoah est condamnable pénalement, au titre de la loi Gayssot modifiant la loi de 1881 sur la presse. Ce qui n'entre pas dans le champ de cette loi peut être poursuivi sur la base de l'article L. 1882 du code civil. Des voies de recours existent donc bien contre ceux qui contesteraient le génocide arménien.
M. Bernard Piras. - Faux !
M. Jean-Jacques Hyest, président de la commission des lois. - L'examen de cette proposition de loi s'inscrit dans le cadre du débat plus large sur les lois « mémorielles » qui soulèvent une question de principe : nous appartient-il de nous prononcer sur le passé ? Je crois comme le président Accoyer que nous devons y renoncer. Un important travail historique reste à accomplir sur le génocide arménien. Ne l'entravons pas.
Depuis la révision de 2008, nous pouvons nous prononcer par la voie de résolution, sans édicter des normes. Faisons-le.
La question du génocide arménien est encore largement taboue en Turquie. N'entravons pas le timide dialogue qu'ont engagé la Turquie et la République d'Arménie. L'adoption de cette proposition de loi pourrait nuire à la position de la France pour soutenir ce processus.
Appartient-il au juge pénal français de s'immiscer dans les relations entre Turquie et Arménie ? Nous ne le pensons pas.
Cette proposition de loi risque de présenter une contrariété à la Constitution au regard du principe de légalité des délits et des peines. Alors que la loi Gayssot sur la négation de la Shoah était fondée sur un ensemble de textes et de jugements internationaux, il n'y a rien de tel pour le génocide arménien. Comment alors les juges se prononceraient-ils ?
Limiter la liberté d'expression n'est admissible qu'en vue de poursuivre un objectif actuel : or, on ne peut dire que nos compatriotes d'origine arménienne se heurtent à quelque chose de comparable à l'antisémitisme des années trente. L'intervention du juge pénal dans le jugement de l'Histoire soulèverait des problèmes de droit qui ne manqueraient pas d'être soulevés par le Conseil constitutionnel. C'est pourquoi la commission des lois a adopté, à l'unanimité, une exception d'irrecevabilité. (Applaudissements sur certains bancs à droite)
M. Michel Mercier, garde des sceaux, ministre de la justice et des libertés. - Cette proposition de loi est évidemment compréhensible. Les faits parlent d'eux-mêmes. Le peuple arménien a connu une période tragique qui a mené à la mort des deux tiers de sa population, tandis que les 800 000 survivants se sont dispersés dans le monde, en France en particulier. Nombre de nos compatriotes d'origine arménienne se sont illustrés dans notre vie économique, sociale et culturelle. Je ne mentionnerai que Charles Aznavour, présent dans votre tribune d'honneur, et les héros du groupe Manouchian, morts pour la Résistance que le poème d'AragonL'Affiche rouge a immortalisés.
Le génocide arménien est dans la mémoire et le coeur du peuple français. L'article 24 bis de la loi de 1881, issu de la loi Gayssot de 1990, qui sanctionne la négation de la Shoah, n'est pas applicable à celle du génocide arménien. Mais d'autres qualifications pénales peuvent s'appliquer, au titre de la discrimination et de la haine raciale.
La question est de savoir si cette proposition de loi améliorera la protection de la communauté arménienne. Elle est loin d'être simple. Ne nous mettons pas en position d'offrir une victoire aux négationnistes qui déposeraient une QPC.
Le principe de légalité des délits et des peines suppose une définition précise de ce que l'on sanctionne. Tel n'est pas le cas à propos du génocide arménien. Le 7 mai 2010, la Cour de cassation a refusé de transmettre une QPC au motif qu'est décrite de façon claire et précise la contestation de crime contre l'humanité. Cette clarté et cette précision ne sont pas suffisantes ici, dès lors qu'elles ne sont établies par aucun jugement international.
La liberté d'expression est reconnue par la Déclaration des droits de l'homme et par la Déclaration européenne. La Cour de Strasbourg vérifie qu'existe un rapport raisonnable de proportionnalité entre les entraves mises à la liberté d'expression et ce qu'il s'agit de protéger. La loi Gayssot peut s'appuyer sur les décisions du tribunal de Nuremberg et sur la Convention de Londres de 1948.
On ne peut adopter un texte fragilisé quel que soit le sort de celui qui est en débat aujourd'hui. Le gouvernement de la République ne restera pas inerte. M. Sarkozy a décidé que deux actions seraient lancées. Une circulaire sera adressée aux procureurs généraux susceptibles d'être saisis en faveur de Français d'origine arménienne.
M. Guy Fischer. - C'est la moindre des choses !
M. Michel Mercier, garde des sceaux. - J'ai proposé une collaboration régulière avec les juristes de la communauté arménienne, comme nous le faisons avec le Crif. Nous sommes disposés à avancer ensemble.
Sur la base de l'article 1382 du code civil, des actions peuvent être menées pour que justice soit rendue. Je veille à ce que cette jurisprudence soit correctement appliquée...
Je n'ignore pas la dimension émotionnelle d'un tel problème. C'est parce que le Gouvernement est conscient de la souffrance de la communauté arménienne qu'il veut prendre des mesures immédiatement efficaces.
Sur cette proposition de loi, le Gouvernement s'en remet à la sagesse du Sénat. (Quelques applaudissements dispersés)
Mme Nathalie Goulet. - Sujet délicat, à une semaine du 24 avril, date anniversaire du génocide arménien ! Ce texte, comme d'autres sur le retrait de la nationalité, heureusement retiré grâce aux sénateurs centristes, renvoie à notre propre histoire. La quasi-totalité de ma famille a été exterminée dans les camps. Je fais partie d'un peuple qui, lui aussi, dort sans sépulture et qui a choisi de mourir sans abjurer sa foi ; je peux comprendre ce que ressentent les descendants de victimes d'un génocide. Ce débat entre nous, avec un peu de bonne volonté, peut néanmoins être l'occasion de mettre un terme à certaines polémiques.
Je voudrais parler du Caucase. Les Azerbaïdjanais sont totalement étrangers au génocide de 1915. Si un litige territorial existe aujourd'hui, il est spécieux d'utiliser le génocide pour occuper un territoire comme le Haut-Karabagh, de même que la Shoah ne justifie pas les exactions commises à Gaza.
En 1992, des dizaines de milliers d'Azerbaïdjanais sont tombés, sans que nulle voix ne s'élève. À mesure de l'avancée des forces arméniennes, jusqu'au cessez-le-feu de 1994, 20 000 victimes, un million de réfugiés et déplacés. La position de la France est claire : elle soutient l'intégrité territoriale de l'Azerbaïdjan et travaille à la paix entre ce pays et l'Arménie. Au nom des victimes, des enfants du Caucase, auxquels les adultes volent leur enfance, nous devons oeuvrer à la poursuite de la paix.
L'ensemble de mon groupe votera l'exception d'irrecevabilité, espérant que le président de la République tiendra sa promesse d'une visite dans le Caucase.
M. Jean-Noël Guérini. - La reconnaissance du génocide arménien et la criminalisation de sa contestation sont notre combat, depuis plus de vingt ans. Du président Mitterrand à Jacques Chirac, des parlementaires de gauche comme de droite, ont voulu que soit reconnue une tragédie que certains voulaient nier. En 2001, Jacques Chirac, président de la République, a promulgué une loi reconnaissant le génocide arménien qui, commencé en 1915, a conduit à l'extermination de plus d'un million de personnes. Elie Wiesel a fait connaître publiquement, avec d'autres historiens, sa position, pour parvenir à la reconnaissance du génocide. En l'admettant, la République française a rendu à ce peuple ce qui lui est dû.
L'Assemblée nationale, le 2 octobre 2006, a voté la pénalisation de la négation du génocide arménien. « La responsabilité confère à l'homme de la grandeur » écrivait Stefan Zweig. Le Sénat ne peut fuir ses responsabilités : notre devoir, aujourd'hui, est de sanctionner les négationnistes. Une telle loi ne limiterait pas la liberté d'expression, n'étant contraire à aucune convention internationale liant la France. En tout état de cause, le peuple français peut voter toute loi qu'il juge juste. L'argument de l'inconstitutionnalité n'est pas à la hauteur des responsabilités qui sont les nôtres ; que n'a-t-on soulevé la question en 2001 ? Le négationnisme n'est pas un mode d'expression comme les autres : son objectif premier est de falsifier l'histoire pour forcer l'oubli.
Ce texte serait un instrument efficace pour combattre le communautarisme. Y compris en Turquie, des hommes et des femmes manifestent, plus courageux que nous, pour obliger le gouvernement turc à prendre ses responsabilités. Soyons à la hauteur de nos responsabilités ! (Applaudissements sur plusieurs bancs à gauche)
M. Guy Fischer. - Voici dix ans que le génocide arménien était enfin reconnu dans notre assemblée. Instants émouvants, qui, réunissant l'ensemble des familles politiques, mettaient un terme à un pesant déni de 95 ans.
Nous voici réunis à nouveau pour examiner un texte qui doit, je l'ai dit comme signataire de bien d'autres sur le même sujet, nous sortir du milieu du gué où nous sommes restés.
La loi de 2001 a une portée symbolique considérable, mais reste sans incidence juridique : il faut une réponse pénale au négationnisme. Nous l'affirmions déjà en 2005, en déposant une proposition de loi qui visait tous les crimes contre l'humanité du XXe siècle et ceux qui pourraient, hélas, être à venir. Nous avions beaucoup travaillé à Marseille avec les Arméniens, définissant trois écueils : ne pas s'en tenir au seul angle, réducteur car relatif à la seule presse, de la loi Gayssot ; rester dans les clous constitutionnels : ne pas prêter le flanc à la pression de la Turquie.
C'est donc avec plaisir que j'ai vu mes collègues socialistes déposer ce texte -même si nos propositions de 2005 avaient l'avantage d'éviter le qualificatif de « loi mémorielle ». Le négationnisme n'est pas un mode d'expression comme les autres : son objectif est en effet de falsifier l'histoire pour effacer de la mémoire collective toute trace des génocides. Il doit être sanctionné par la même peine que celle qui s'applique à la négation de la Shoah. Ce serait un progrès immense pour la cause arménienne, envoyant un signal clair à tous les communautarismes. Ce serait un progrès pour l'humanité tout entière.
Il ne s'agit ni d'imposer une histoire d'État ni de stigmatiser la Turquie, mais d'oeuvrer à la réconciliation de ces peuples en leur rendant la mémoire.
Sans doute, ce texte est perfectible, mais l'essentiel est qu'il existe et emporte l'assentiment du plus grand nombre, par delà les clivages politiques.
Je voterai, avec mon groupe, en conscience, cette proposition de loi et j'espère avoir convaincu.(Applaudissements sur les bancs CRC et sur certains bancs socialistes)
M. Josselin de Rohan. - (Applaudissements sur les bancs UMP) Je ne m'embarrasserai pas de précautions oratoires : ce texte est inopportun, inacceptable et irrecevable, car inconstitutionnel. Le président Hyest l'a clairement démontré.
Il ne peut que contribuer à détériorer la relation entre la France et la Turquie sans contribuer à rapprocher ce pays de la République arménienne, qui n'a rien demandé.
Alors que le lâche assassinat d'un journaliste turc d'origine arménienne suscite dans les consciences turques une réflexion salutaire, ce texte est fort malvenu. Il serait un encouragement pour les extrémistes, déterminés à nier la réalité à toute force.
Le devoir de la France n'est pas d'attiser les débats mais de rapprocher les bonnes volontés. Alors que nombreux sont aujourd'hui les citoyens turcs qui ne cachent plus leurs origines arméniennes, adopter ce texte serait terriblement contre-productif. Veut-on voir condamner quiconque mettrait en cause, en sa qualité d'historien, l'étendue ou la portée des massacres sur telle partie du territoire, comme fut poursuivi cet historien irréprochable qui niait que l'esclavage ait été proprement un « génocide » ? Faudra-t-il que les chercheurs s'exilent pour poursuivre leurs travaux ? René Rémond, suivi par Pierre Nora, s'est inquiété de cette façon de mettre en cause la liberté de pensée des historiens. L'entreprise, je le dis, est obscurantiste. Le génocide arménien est reconnu par la loi. Nous ne voulons pas l'effacer de la mémoire, mais on ne saurait pour autant mettre en cause la liberté d'expression qui est la marque de notre pays, liberté pour laquelle sont morts Manouchian et ses compagnons. N'écoutez pas ceux qui veulent dévoyer votre cause en l'entraînant sur la voie du communautarisme et de l'extrémisme ! Elle est trop juste pour que vous la laissiez altérer.(Applaudissements sur la plupart des bancs UMP)
M. Charles Gautier. - La France, patrie des droits de l'homme ? Nous nous en flattons tous. Mais des positions récentes écornent cette réputation. Qu'adviendrait-il si nous nous érigions, ici et maintenant, en censeurs de l'Histoire ? Qui sommes-nous pour blâmer un peuple pour les agissements de ses arrière-grands-parents ? Foin de cette arrogance.
Les historiens ne veulent pas de lois mémorielles auxquelles se complait le Parlement. Il reste un important travail de recherche à mener sur le génocide arménien : n'interférons pas, pour de vagues raisons électoralistes.
Loin de moi l'idée de minimiser l'atrocité des crimes commis, mais j'appelle à regarder vers l'avenir, en tenant compte des liens diplomatiques de notre pays, au bénéfice de la paix. Des voies de recours existent déjà dans notre droit pour punir les personnes contestant tout génocide : ce texte me paraît donc au minimum inutile.
M. Ambroise Dupont. - Président du groupe France-Caucase, je suis attentif à voir préserver sa neutralité. Adopter ce texte attiserait les tensions et desservirait la paix. Plus profitable est d'encourager le rapprochement entre les États turcs et arménien, par la diplomatie. Je soutiendrais donc la motion d'irrecevabilité. (Applaudissements sur la plupart des bancs UMP)
M. Robert Badinter. - J'aurais toutes les raisons, intellectuelles, humaines, personnelles, de soutenir ce texte. Les génocides font horreur, les crimes contre l'humanité flétrissent celle-ci. Cette flétrissure, hélas, ne s'est pas, depuis un siècle, refermée.
Pourquoi, alors, suivrais-je la motion d'irrecevabilité ? C'est que l'on ne peut pas étendre les pouvoirs du Parlement au-delà de ce que la Constitution lui assigne. Nous sommes des législateurs et la loi n'existe que dans le respect de la Constitution. Or, ici, le législateur, emporté par l'émotion, s'est laissé entraîner sur les terres de l'historien dont, dans une démocratie, la liberté doit être absolument respectée. Édicter des lois qui disent l'histoire irait contre notre idiosyncrasie nationale.
Je rappelle la mémoire du doyen Vedel, dont le dernier article est consacré à la loi du 29 janvier 2001. Pour lui, la question de sa constitutionnalité appelait une réponse simple et facile : le principe de séparation du législatif et du judiciaire interdit au législateur de qualifier les faits historiques, non seulement au regard de l'article 34, mais parce que ce serait usurper la compétence en matière internationale et la diplomatie. Le législateur ne saurait confisquer toutes les compétences de l'État, empiétant sur les compétences du président de la République et du Gouvernement. Pour toutes ces raisons, il regardait la loi de 2001 comme contraire à la Constitution.
Si je rappelle ces paroles, c'est que les auteurs de cette proposition de loi, emportés par la compassion, sont tombés dans un piège, qu'ils tendaient du même fait à la communauté arménienne elle-même. Car, depuis la révision de 2008, un texte qui s'enracine dans un autre autorise le Conseil constitutionnel à se saisir de la constitutionnalité du premier, (mouvements divers) dès lors que lui serait posée une question prioritaire de constitutionnalité. J'en appelle à tous les hommes de coeur : cette initiative conduirait au contraire du but poursuivi.
La dernière affaire que j'ai plaidée le fut contre des révisionnistes, condamnés pour avoir manqué au devoir de l'historien. Contre quiconque, dans l'Hexagone, se livrerait à une contestation du génocide, il est donc des moyens.
Cette loi, qui blesse la Constitution et fait de nous le juge de l'Histoire, n'est pas bonne. Depuis les abominations de la Shoah, les démocrates s'honorent en condamnant les génocides perpétrés sur tous les continents : là est l'honneur de la démocratie. (Applaudissements sur la plupart bancs)
La discussion générale est close
Exception d'irrecevabilité
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